Les évolutions très rapides dans le domaine de l'intelligence artificielle vont très vraisemblablement bouleverser en profondeur les structures mêmes de nos sociétés actuelles.
Bref historique :
Le terme d'intelligence artificielle apparaît durant la conférence de Dartmouth en 1956. Un informaticien américain, John McCarthy, définit l’IA comme "la science et l’ingénierie de la création de machines intelligentes". Il dessine donc l’IA comme un moyen de simuler des processus cognitifs humains. D'autres rejoignent ce concept : Marvin Minsky pour la recherche sur les réseaux neuronaux artificiels, Allen Newell et Herbert Simon qui développent un programme capable de démontrer des théorèmes mathématiques le "Logic Theorist".
Un concept philosophique:
Dans ses travaux, le philosophe Michel Serres présentait les inventions humaines comme une extension de lui-même dans le monde qui l'entoure. Le marteau est une extension du bras et du poing permettant de frapper plus fort, la roue est une extension de nos propres articulations permettant de démultiplier nos capacités de transporter des choses. L'ordinateur est une extension de notre cerveau permettant d'exporter nos facultés cognitives : la mémoire, l'imagination, la raison. Pour lui la cognition est une réaction aux stimuli et à l'information, cela est maintenant une faculté partagée par le vivant (de la plus petite bactérie) aux machines.
Sa vision était assez optimiste puisque bien qu'il concevait que l'homme perdait des éléments à chaque étape de ses inventions (comme par exemple la mémoire post tradition orale), il gagnait en contrepartie de la créativité. Nous serions condamnés à devenir plus intelligents.
Un point de vue marxiste :
Ces extensions du corps de l'humain dans le monde qui l'entoure constituent une illustration du travail mort de Marx.
Le travail mort est l'ensemble des moyens de production (machines, outils, infrastructures) qui ont été produits par le travail passé et qui sont utilisés dans le processus de production actuel. Le travail mort ne crée pas de nouvelle valeur. Il transfère simplement sa propre valeur au produit final au fur et à mesure de son usure.
Le travail vivant renvoie à l'activité humaine concrète, créatrice de valeur. C'est le travail actuel, celui des travailleurs qui transforment les matières premières en produits finis. Il est source de plus-value, car il ajoute de la valeur aux marchandises. Marx soutient que seul le travail vivant, c'est-à-dire le travail effectué par les travailleurs dans le processus de production, peut créer de la valeur nouvelle. Cela est dû au fait que les travailleurs produisent plus de valeur que ce qui est nécessaire pour reproduire leur propre force de travail (leur salaire). Les machines ne font que transférer leur coût de production au produit fini.
Le professeur canadien Nick Dyer-Witheford a publié un ouvrage ""Inhuman Power : Artificial Intelligence and the Future of Capitalism." Il soutient que l’IA est une forme particulièrement avancée de travail mort, des systèmes logiciels et matériels qui encapsulent l’ingéniosité humaine mais fonctionnent de manière autonome pour augmenter la production capitaliste.
L’élan du capital à remplacer le travail vivant par du travail mort comme l’IA intensifie la contradiction identifiée par Marx : bien que cela augmente la productivité, cela sape la source de la plus-value, la force de travail humaine, risquant de déstabiliser le système.
La précarisation des travailleurs :
Ce dernier concept porte un nom : la baisse tendancielle du taux de profit.Au fur et à mesure que le capitalisme se développe, il y a une tendance à l'accumulation du capital. Cela signifie que les capitalistes investissent de plus en plus dans les moyens de production via les machines et les différentes technologies. La composition organique du capital est le rapport entre le capital constant (travail mort) et le capital variable (travail vivant). Une augmentation de ce rapport signifie que proportionnellement plus de capital est investi dans les moyens de production par rapport à la force de travail.
Le taux de profit est défini comme le rapport entre la plus-value et la totalité du capital avancé (capital constant + capital variable). Même si la productivité augmente grâce à l'utilisation accrue de machines, la part relative de la plus-value (qui provient uniquement du travail vivant) diminue, entraînant une baisse du taux de profit.
Ces conséquences pour les travailleurs (augmentation de l'exploitation, réduction des salaires, expansion des marchés, innovation technologique) sont autant de leviers pour les capitalistes qui permettent de corriger ou d'inverser temporairement la baisse du taux de profit.
L'intelligence artificielle comme capital constant :
L’IA suit la logique capitaliste d’augmentation de la composition organique du capital. Les entreprises investissant et utilisant les différentes intelligences artificielles accumulent plus de capital constant et moins de capital variable en salaires. L'IA, en automatisant des tâches, réduit la quantité de travail vivant nécessaire dans le processus de production. Cela diminue la source de plus-value, car moins de travailleurs sont exploités pour générer du profit.
Le développement et l'implémentation de l'IA nécessitent des investissements massifs en capital constant (recherche, développement, infrastructure technologique). Ces investissements transfèrent simplement leur valeur aux marchandises produites, ce qui ne compense pas la diminution de la plus-value générée par le travail vivant.
Dans le cadre capitaliste l'IA est dans une position de contradiction fondamentale. Elle accentue la baisse tendancielle du taux de profit en augmentant la composition organique du capital et en réduisant la part du travail vivant. Ce faisant elle précipite le système vers son effondrement.
Cependant, elle prolonge temporairement la survie du système en créant de nouveaux leviers permettant la correction de ses effets : intensification du travail vivant, création de nouveaux marchés, automatisation et délocalisations, financiarisation pour se détacher de la production matérielle, extraction de données gratuites (on pensera à la notion de techno féodalisme selon Cédric Durand ou Yanis Varoufakis ).
Le futur incertain :
Une étude de Goldman Sachs estime que l’IA pourrait perturber 300 millions d’emplois dans le monde d’ici une décennie, principalement dans les économies avancées (États-Unis, Europe). Cela inclut 25 % des tâches actuelles automatisées, notamment dans l’administration (46 %), le droit (44 %) et l’ingénierie (37 %).
Dans son introduction générale à la critique de l'économie politique, Marx analyse comment la machine incarne la contradiction du capital. Elle augmente la productivité tout en aliénant le travailleur et en créant du chômage. De nos jours c'est bel et bien l’IA qui incarne la contradiction ultime du capital : elle est à la fois son fantasme d’émancipation du travail vivant... et son cauchemar, car sans exploitation de ce même travail, pas de plus-value. Derrière les robots 'autonomes' de Tesla se cachent des mineurs de lithium sous-payés et des ingénieurs surmenés. Le capital veut un prolétariat invisible, mais il ne peut s’en passer.
Le rôle des machines n’est pas de soulager les travailleurs, mais de les remplacer pour maximiser les profits.Les travailleurs des entrepôts Amazon sont contrôlés par des systèmes algorithmiques, les chauffeurs Uber sont soumis à des logiciels. le "travail mort" de ChatGPT repose sur du travail vivant invisible : des modérateurs payés 2$/heure au Kenya.
Les brevets, l’IA (OpenAI, Google DeepMind) et les data sont contrôlés par des firmes privées. Les travailleurs de la "knowledge economy" sont eux-mêmes aliénés ("Job à la con" de Graeber).
Une projection
Les grandes entreprises capables d’investir dans les I.A domineront les marchés, éliminant les plus petits.
La polarisation du travail s’accentuera : une minorité de travailleurs hautement qualifiés contrôlera les systèmes. Face à cela une masse de travailleurs précarisés effectuera des tâches non automatisables (services, maintenance, "microwork" comme l’annotation de données pour l’IA). De plus, une partie croissante de la population pourrait être "inutile" pour le capital (chômage technologique structurel).
Le modèle dominant deviendra celui du capitalisme de plateforme (Uber, Amazon), où les travailleurs sont des "auto-entrepreneurs" précaires, sans protection sociale. C'est le retour aux "Canuts" et de la paye à la tâche. L’IA permettra un pilotage algorithmique des travailleurs (surveillance, évaluation en temps réel), renforçant l’exploitation.
La baisse tendancielle du taux de profit va s'aggraver. Si l'Etat capitaliste ne peut pas la gérer alors il rentrera dans une phase de barbarie (avec des illustrations dans les fictions existantes comme le film "Elysium").
S'il peut la gérer alors il valorisera les activités non marchandes (art, soin, éducation) avec une fibre de relations humaines, il peut également proposer de mettre en place un revenu universel pis aller pour répondre à la population devenue "inutile", ou encore proposer la socialisation de cette nouvelle production.
En résumé nous avons une bifurcation qui se dessine entre un capitalisme dystopique et un post capitalisme émancipateur.